L’écume danse pour le Tas de Pois, Crozon (Finistère)
La profession artistique, cette aptitude à transporter l’amateur d’art comme l’artiste dans un monde où tous deux peuvent mener une réflexion profonde sur eux-mêmes et appréhender la totalité de leur être, se préoccupe aujourd’hui davantage de mode, de galeries d’art et de marketing.
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La grande erreur de notre temps, c’est de courber l’esprit des hommes vers la recherche du bien matériel, disait déjà Victor Hugo en 1848. Nous vivons actuellement le paroxysme d’un monde dans l’incapacité de dépenser le temps autrement que comme des sous, vite, toujours plus vite. Notre attention est principalement réservée aux nécessités immédiates de l’existence, des occupations qui ne nous plaisent souvent pas ou des loisirs passifs. Peu à peu la société se virtualise rendant le vrai monde inintéressant. Le bien commun disparaît tout comme notre énergie psychique et notre enthousiasme.
« A force de donner la priorité à l’urgence au détriment de l’essentiel, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel. (…) L’amour, la poésie et la sagesse, cette part « inutile » de nous-mêmes est celle qui nous fait vivre et permet à nos sociétés de ne pas sombrer dans l’inespoir » analyse Edgar Morin. Il faudrait libérer du temps pour s’intéresser à toutes ces choses qui ne peuvent pas être inscrites dans la colonne « profit » du grand livre de nos objectifs immédiats. Sans intérêt désintéressé, la vie devient inintéressante, il n’y a plus de place pour l’émerveillement, la nouveauté, les surprises, pour transcender nos limites. Pour Proust « le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux. » Développer sa curiosité pour améliorer la qualité de sa vie. Profiter de la vie ici et maintenant.
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Pourquoi j’aime tant la photographie ? Cela me fait ralentir, éveille ma sensibilité à tout ce qui est autour de moi, aiguise ma réceptivité. Je reconnais au silence et à l’immobilité la capacité de se confronter à sa vie intérieure, pour se sentir exister comme une invitation à réfléchir à sa condition. « Pour s’élever, il faut d’abord descendre en soi » disait Voltaire. Je conçois mes prises de vue comme une rencontre, avec un trésor, le trésor des sens. De la contemplation admirative des beautés les plus flagrantes ou celles plus modestes, tout aussi merveilleuses, surgit la composition harmonieuse et synthétique, lumineuse et éclairante. La photographie est juste une façon d’apprécier l’imagination sans limite des hommes et de Mère Nature.
Il y a très peu de mots pour transmettre l’impression d’être seul sur une plage isolée utilisant une pose lente pour rendre la qualité éthérée de la mer ; ou perché sur un sommet de montagne en attendant que la lumière transfigure le paysage. Ce sont des moments d’évasion prenants où le coeur, l’émotion, la tête, tout fait corps. Nous nous interrogeons alors sur la cause de notre émotion, sur le pourquoi de nos agendas trop remplis, sur le sentiment de liberté qui nous prend aux tripes… Ce qui nous manque apparaît comme un besoin : la paix de l’âme, la détente, la réflexion, la recherche d’une autre vie qui réponde à ce qui à l’intérieur de nous est brimé, étouffé. Et l’on se dégoûte des mensonges de l’argent qui entraîne les artistes vers le naufrage.
Ceux qui font ce qu’ils veulent le font parce que ils ont décidé de le faire. Leurs rêves, leurs passions passent avant l’argent. Ils concentrent toute leur attention sur la réalisation d’un projet bien défini avec ou sans ressources au départ. Car à l’inverse l’attention inutile et excessive pour les finances fait oublier le but même du projet qui en perd son « âme ». La (bonne) gestion financière doit être au service de l’objectif du projet. Les créateurs ne devraient pas être avili par la logique comptable du temps présent. Il en va de notre survie mentale, de notre dignité et de la cause que l’on sert, poétiser le bien public.
Alors pour répondre à la question du début, à quoi sert un photographe paysagiste et tout artiste plus largement, je citerai cette sublime phrase du poète Christian Bodin : « c’est quelqu’un qui essuie la vitre entre le monde et nous avec de la lumière, avec un chiffon de lumière imbibé de silence. » Car quand on est entouré de laid, on devient laid soi-même. En habituant son regard et celui des autres à déceler les instants magiques on se nourrit de l’essentiel.
Bel automne à tous !